Jean-Luc Domenach, La Chine m'inquiète (Perrin, 2008) : « La Chine m’inquiète toujours mais il y a aussi des raisons d’espérer ! »
Publié le mercredi 28 avril 2010
La Chine vous inquiète-t-elle toujours ?
Depuis la parution de mon dernier livre auquel votre question fait allusion, il y a en effet des éléments supplémentaires d’inquiétude mais aussi heureusement des éléments d’optimisme. En premier lieu, le plus inquiétant, c’est la confirmation de la très grande fragilité de la politique économique suivie par la Chine. Sur ce plan, il n’y a presque aucun changement : la priorité reste l’exportation à tout-va. Au détriment d’un développement du marché intérieur. Pourquoi y a-t-il danger à faire du tout export ? C’est très simple : le principal moteur de la croissance chinoise, les États-Unis – comme le reste du monde occidental – connaissent une crise sans précédent et vont se mettre à dépenser moins. L’Europe n’est guère mieux lotie et ne sera pas un relais de croissance. Or, la Chine s’est engagée dans une politique de production de masse. Pour autant, le pays a besoin de s’équiper, de consommer, de jouir des biens qu’il produit, de soigner son environnement. Cette question fera d’ailleurs bouger les choses. Là-bas, une plaisanterie consiste à demander la différence qu’il y a entre pollution et pauvreté. Réponse : tout le monde souffre de la première, dirigeants compris, la seconde ne gêne que les pauvres…
Plus sérieusement, le second point inquiétant, c’est que les dirigeants chinois sont en train de perdre la tête ! Ils sont de plus en plus persuadés qu’ils seront bientôt sur la plus haute marche du podium et qu’ils vont disputer leur première place aux États-Unis. Je crois cependant que ces derniers conservent encore une large avance économique, financière, technique et même diplomatique. Les Chinois se voient de nouveau comme un grand empire et risquent de commettre les erreurs d’appréciation d’autres nations en leur temps. La manière dont ils ont voulu humilier Barack Obama lors de sa venue en Chine ou lors du sommet de Copenhague en quittant la salle ostensiblement lorsqu’il a pris la parole est assez significative. Même symbolique, la réception peu après du Dalaï-lama à Washington les a laissés sans voix et relativement isolés.
Quelles sont alors les raisons d’espérer ?
Il y tout d’abord ce que j’appel- lerais le « miracle des campagnes ». C’est un phénomène bien connu des historiens. Les progrès de la civilisation viennent notamment du terroir. À la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, au début du XIXe en France, nous avons observé des mouvements de transformation similaires. Aujourd’hui, en Chine, l’écart se réduit entre campagnards et citadins. Les premiers s’équipent, se prennent en charge, sont moins tentés d’envoyer leurs enfants dans les usines des grandes villes, militent en faveur d’un développement local ; les seconds redoutent moins les poussées de fièvre nationaliste, voire populiste des premiers, souvent hostiles aux modes de vie urbains. Ce mouvement précédera une plus grande démocratisation du régime. Non pas la démocratie idéale qui ferait rêver Saint-Germain-des-Prés mais quelque chose qui favorisera les échanges entre les différentes couches de la société. Le second point, c’est une évolution des mentalités justement. L’aptitude au bonheur des Chinois se développe ! Ils veulent profiter à leur tour des biens matériels qu’ils produisent, ils s’individualisent, ils manifestent un certain esprit critique. Ils s’expriment davantage. Ils s’enrichissent, ils voyagent, ils se comparent. La jeunesse chinoise a majoritairement moins envie de travailler que de se distraire. Dans un sens, ces jeunes gens évoluent un peu comme leurs voisins japonais. C’est très nouveau.
Justement, comment nos entreprises et leurs homologues occidentales enregistrent-elles ces évolutions ?
Avec les Occidentaux, encore aujourd’hui, c’est la naïveté qui l’emporte ! Naïveté par rapport aux entreprises locales, à la concurrence, naïveté par rapport à la main-d’œuvre, naïveté par rapport à l’État chinois lui-même. Presque sans exagérer, seules nos entreprises paient des impôts… Face à une telle candeur, et en sachant que nos entreprises sont riches, il paraît normal aux Chinois de se servir et d’en profiter. On ne peut pas leur en vouloir, ils sortent d’une période très dure de leur histoire ! Il serait souhaitable que les décideurs et autres investisseurs occidentaux se montrent plus conscients. Tout le monde vous dira qu’il est normal de se faire voler là-bas, mais c’est inutile de faire comme si ce n’était pas le cas. Il faut envoyer des gens plus compétents, mieux formés à la vie locale, parlant la langue. Les Chinois sont très sourcilleux sur ce point. Un conseil parmi d’autres : ne pas hésiter à recruter sur place ces jeunes Occidentaux qui s’installent massivement dans le pays. Ils y arrivent comme la génération d’avant partait à Londres ou à New York. Ce sont eux qui comprendront le mieux les façons de faire locales. Comme beaucoup, ils auront connu une première expérience difficile, ou un cuisant échec. Mais les plus tenaces s’imposeront.
Nos entreprises pourraient donc ne pas afficher un bilan aussi avantageux qu’elles le prétendent.
Il y a des réussites dans l’industrie lourde, la distribution, l’agroalimentaire, avec malgré tout quelques difficultés importantes dans ce domaine en particulier. Mais je ne vous surprendrai pas, à l’inverse, il existe aussi des expériences plutôt catastrophiques – dans l’automobile – où beaucoup d’erreurs ont été commises tant sur le choix des partenaires que des implantations, des produits, ou de la commercialisation ! Dans l’aéronautique, je suis à peu près certain que les Chinois considèrent moins notre grand avionneur européen comme une entreprise française que comme une entreprise allemande. D’ailleurs, nos voisins d’outre-Rhin pèsent 5 % du commerce chinois quand nous ne représentons que 1 ou 2 % au plus. Bien que nombre d’entrepreneurs restent assez discrets sur leurs chiffres, les meilleurs observateurs estiment que les taux de marge des entreprises occidentales se situent plus près des 25 % quand les firmes de Hong Kong, de Taïwan ou de Corée atteignent les 50 %. Certes, leurs équipes sont sans concessions – c’est un euphémisme – lorsqu’elles traitent avec leurs sous-traitants et leur main-d’œuvre ! Je ne dis pas qu’il faut adopter les mêmes méthodes. Loin de là. C’est plutôt à notre honneur de vouloir travailler selon nos préceptes. Mais encore une fois, faisons-le sans naïveté et non pas en croyant y parvenir alors que ce n’est pas le cas. Les Chinois le savent et cela ne sert pas nos intérêts à long terme. Nous ne sommes à leurs yeux que des amateurs et nous continuerons à nous faire voler, notamment en matière de propriété intellectuelle. Nos amis chinois sont très organisés… Vous n’avez pas idée du nombre d’informations disponibles un peu partout pour lesquelles ils sont tout le temps à l’affût !
Face à ce tableau lui aussi sans concessions, y aurait-il des domaines où nous pourrions nous imposer ?
Encore une fois, je crains que les Chinois ne nous considèrent durablement comme des gens peu sérieux. Et ce ne sont pas les changements de cap de nos politiques ces dernières années qui auront arrangé les choses… Cela dit, en privé, beaucoup de nos dirigeants en sont conscients mais le mal est fait…
Soyons optimistes malgré tout. Je vous ai parlé de l’évolution des mentalités de la population qui veut consommer, qui aspire désormais à un certain hédonisme. Nous sommes perçus, nous, les Français, comme des spécialistes du rêve, du loisir, du luxe. Désolé si cela sonne comme un lieu commun mais nos chances sont là, dans le tourisme, l’hôtellerie, les biens de consommation haut de gamme. C’est peut-être anecdotique mais les vins français ne sont qu’en sixième position sur le marché chinois. Il faudrait que nos producteurs se réveillent ! Mais tout cela n’ira pas sans efforts pour comprendre à la fois la diversité et les évolutions du peuple chinois. C’est un pays continent ! Bien des régions – comme le Sichuan, une vaste plaine entourée de montagnes et irriguée par un grand fleuve – pourraient être des pays à part entière !
Sortons aussi de nos rigidités… conceptuelles. Un dernier exemple : signer un contrat avec un Chinois, ce n’est pas un aboutissement dont il convient de respecter les termes à la lettre pour n’en jamais sortir. C’est au contraire un début, une promesse de faire plus. Une clé pour entrer… Il faut se laisser entraîner dans les méandres de la pensée chinoise mais sans se perdre…
Vous avez évoqué le rôle du politique. Comment l’Europe est-elle perçue ?
Les Chinois perçoivent très bien l’intérêt de l’Europe. Ils préfèreraient n’avoir qu’un ensemble d’interlocuteurs, capables d’incarner la diversité des pays qui la constituent. De notre côté, nous aurions nous aussi à nous organiser pour parler davantage de façon unitaire alors que sur le terrain, les représentants de chaque pays comme les entreprises, chacun joue sa propre partition dans un féroce esprit de concurrence… Les Chinois ont également parfaitement compris la dimension très politique de la diplomatie française. Ils redoutent même qu’avec une communauté européenne renforcée, notre pays ne prenne le leadership. D’où un acharnement supplémentaire à nous critiquer…
L’exposition universelle s’ouvre à Shanghai. Est-ce un signe supplémentaire de l’arrivée au pouvoir des « Shanghaïens » face aux dirigeants actuels de Beijing (Pékin) ?
Quand on sait les investissements énormes décidés par les dirigeants de Beijing pour doter la ville à la fois d’un environnement industriel et d’un gigantesque port qui lui soit relié, le clan de Shanghai a incontestablement bien joué sa partie au plan international ! Mais même si l’on suppose que le prochain dirigeant chinois pourrait être Xi Jinping en 2012, les jeux ne sont pas faits. Ceux qui détiennent les clés de l’élection sont une cinquantaine sur les 300 membres du PC central. On les appelle « les fils des Princes ». Leurs pères étaient tous des compagnons de route de Mao. Ils forment une sorte de nomenklatura très influente. L’avenir dira si le clan des exportateurs de Shanghai l’emportera sur les tenants d’un développement du marché intérieur basés à Beijing. Si ceux qui l’emporteront sauront réussir la synthèse pour une évolution sans heurts de leur pays.
Un entretien publié à l'origine dans La Lettre des Achats le 28 avril 2010 et repris dans Livres Off le 12 février 2025.
A lire :
La chine m'inquiiète (Perrin, 2008)
Bibliographie :
La Chine m’inquiète, Paris, Perrin, 2008, 240 pages.
Comprendre la Chine d’aujourd’hui, Paris, Perrin, 2007, 342 pages.
Où va la Chine ?, Paris, Fayard, 2002, 392 pages.
L’Asie et nous (avec Aimé Savard), Paris, Desclée de Brouwer, 2001, 309 pages.
L’Asie en danger, Paris, Fayard, 1998, 340 pages.