Milad Nouri, Bienvenue en Chine (Delcourt) : "Les difficultés en Chine ne sont pas seulement politiques ou administratives mais culturelles".
Publié le mardi 21 janvier 2025
La dernière planche de Bienvenue en Chine suggère que le héros - vous - a encore beaucoup de choses à dire sur le pays. Alors à quand la suite ?
A l’origine, cet ouvrage était destiné à être un one shot. Mais c’est vrai qu’il a été très bien accueilli. Nous avons organisé beaucoup de signatures auprès de la communauté des français installés en Chine. Nous attendons maintenant les retours de l’éditeur. En tout cas, ça nous encourage, le dessinateur, Tian-You Zheng et moi, à faire une suite. J’ai déjà commencé à l’écrire. Il reste beaucoup de choses à dire sur le pays, sur les entreprises, sur les relations que l’on peut avoir avec l’administration chinoise. Nous avons toujours le souci de rester politiquement correct. C’est la condition si l’on veut pouvoir publier la BD en Chine… Toutefois, on peut aller plus loin. Les difficultés que l’on rencontre en Chine ne sont pas seulement politiques ou administratives. Elles sont le plus souvent culturelles.
Comment fait-on pour développer une application dans un pays qui pratique la censure ? On connait les difficultés de Facebook et Google notamment… et en retour celles de Huaweï avec les Etats-Unis…
Les anecdotes ne manquent pas sur le sujet Chine et Internet ! Jusque-là, pour accéder à Facebook, il suffisait de mettre en place un VPN (Virtual Private Network) pour se connecter au réseau. Mais quand on veut développer une solution comme YOOSourcing destinée à être mondiale tout en étant basée en Chine, les choses se compliquent. Nous avons passé six mois et dépensé plus de 50 000 euros pour mettre en place une solution qui fonctionne aussi bien en Chine qu’à l’extérieur du pays.
Google est bloqué en Chine depuis bientôt dix ans. Leur seule activité dans le pays, c’est Android, leur OS, pour lequel ils ont plusieurs centres de R&D. L’activité moteur de recherche ne marche pas du tout. Mais Android est toujours utilisé par les fabricants de mobiles. L’autre grand sujet en effet, c’est Huaweï. Cela fait des années qu’ils travaillent sur leur propre système d’exploitation pour s’affranchir d’Android. Il ne serait pas encore 100% fonctionnel. Nous avons du mal à évaluer où ils en sont. Le store des applications sera également plus réduit.
Vous avez fait le choix de sortir d’abord une application mobile. Pourquoi ?
A l’origine, j’ai une activité de conseil. Cette entreprise, c’est une société de services. Notre métier, c’est le développement de produits, le sourcing, la gestion de qualité. Nous représentons nos clients en Chine pour développer des partenariats avec des usines. Nous intervenons depuis le design des produits, la fabrication, la gestion de la qualité et jusqu’à l’exportation. Nous avons aussi racheté une entreprise d’import-export chinoise pour pouvoir exporter certains types de produits nous-mêmes. Nous sommes des intermédiaires comme il en existe d’ailleurs beaucoup en Chine. Mais nous, nous avons beaucoup de contacts, notamment dans les bureaux de sourcing des grands retailers.
L’idée nous est venue après être intervenu à la demande d’une petite PME française qui rencontrait un problème avec son fournisseur chinois. L’entreprise avait besoin de moules de grandes tailles. Elle avait sourcé son fournisseur sur Alibaba, avancé une somme importante, puis reçu des échantillons qui présentaient de gros défauts de qualité. Le fournisseur en question ne répondait plus à ses mails. Il a fallu partir à sa recherche. Nous étions sur place. Nous l’avons trouvé. Celui qui se présentait sur Alibaba comme une usine, photos à l’appui, n’était en fait qu’un trader travaillant seul chez lui, à Honk Kong. Nous étions en 2016. Si moi, qui était basé en Chine, avait eu des difficultés à l’identifier, imaginer celles d’une PME ailleurs dans le monde. Or les mêmes problèmes se retrouvent maintenant partout en Asie, au Vietnam, en Indonésie, là où le sourcing est transféré progressivement.
Nous avons donc commencé à réfléchir à une application qui permette de rétablir la confiance entre les fournisseurs et les acheteurs. Cela devait passer par de la transparence, de la réciprocité, de la communication, de l’échange d’information. Il y a de la notation, du chat, la possibilité de faire des groupes, comme sur WhatsApp ou WeChat, très utilisé en Chine. Mais nous voulions une application dédiée au sourcing. Après le social selling, très en vogue, nous faisons du social sourcing…
Comment fonctionne ces services ?
L’idée c’est de faire du soucing en faisant des posts associé à un système de notation. Ce sont des fonctionnalités assez basiques. Ensuite, il y a un système de géolocalisation des usines. Et lorsque les utilisateurs photographient des produits, ces derniers sont automatiquement rattachés aux usines en question. Ces photos sont donc elles aussi géolocalisées. C’est simple : si à l’occasion d’un chat avec mes interlocuteurs, je leur demande de prendre en photo les produits dont ils me parlent, je saurai, grâce à la géolocalisation, qu’il s’agit bien d’eux. Nous sommes partis sur une application mobile d’entrée de jeux. Aujourd’hui, en Chine, c’est mobile first ! Notre solution est basée sur les smartphones et sur ses utilisateurs.
Ensuite seulement nous avons développé la version web. Et maintenant seulement, nous avons introduit une version desktop, à la demande d’ailleurs de nos clients, ces grandes sociétés de sourcing, qui avaient besoin d’outils plus intégrés. Le téléphone n’est pas l’outil de travail privilégié dans les bureaux…
Tout de suite, nous avons aussi commencé à intégrer la technologie blockchain qui permet une information décentralisée – non détenue par les entreprises –, sécurisée, non modifiable, inviolable en fait. Et cette décentralisation permet aussi celle des process. Appliquée au sourcing, elle favorise une baisse de coûts. Les inspections et la transmission des informations se font en temps réel. Sans délai. On ne peut pas douter de leur probité. Cette question du temps est très importante. Aujourd’hui encore, entre le moment où l’acheteur passe une commande et le moment où le produit est vendu sur le marché, un an parfois s’écoule. S’il y a un problème de qualité, remonter vers les fournisseurs prend du temps, surtout s’il y a beaucoup de produits, beaucoup de références, etc. Il faut une traçabilité sans faille avec des temps de réponse extrêmement courts. C’est ce que nous développons.
Et la Chine, où en est-elle ? Quelle est la situation de son économie, de ses entreprises ? Quel impact aura le coronavirus ?
Cela fait déjà quelques années que le gouvernement chinois veut développer le marché intérieur. Ce qui est tout à fait normal. Mais le principal problème des usines chinoises, celles qui sont dans la moyenne, entre 1 500 et 10 000 ouvriers, c’est d’avoir fait depuis plus de vingt ans maintenant, de l’OEM (Original Equipment Manufacturer), autrement dit de la sous-traitance de fabrication, pièces ou équipements. Ils font fait de la production mais peu, voire pas de création. Aujourd’hui, comment développer le marché intérieur sans innovation, sans marque, sans R&D ? Ces entreprises sont dirigées par des entrepreneurs de la première génération, après l’ouverture. Ils ont entre 50 et 60 ans. Ils ont surfé sur la vague de l’exportation. Ils ont développé des entités de taille importante mais sans les connaissances ni les capacités pour les faire évoluer, que ce soit dans le marketing, la stratégie, l’internationalisation, etc. C’est plus de 80 % de ces entreprises. Il y a peu de Foxconn (un des principaux équipementiers d’Appel, Ndr) en Chine. Elles ont des machines, des process, c’est tout. Elles valent très peu.
Le deuxième problème est plus sociologique. C’est celui de l’enfant unique. Lorsque la famille a réussi, il est envoyé faire ses études à l’étranger. Et s’il revient – parce que beaucoup ne veulent pas revenir – il ne veut pas reprendre l’affaire. Il préfère créer une startup… Le troisième point, pour ces usines, c’est de gagner en productivité. Les dirigeants sont capables d’acheter des machine dernier cri, allemandes ou japonaises, mais les équipes ne savent pas s’en servir. Les salaires ont augmenté d’autre part et ils ne sont plus compétitifs par rapport à d’autres pays. En tout cas, depuis cinq ans, la Chine se focalise sur l’innovation, sur la technologie et l’entrepreneuriat qui explose. Mais cela va être très compliqué de trouver des jobs d’ici cinq à dix ans à des ouvriers qui n’en auront plus… Aujourd’hui encore, tout va bien, il y a un large consensus dans le pays mais qu’adviendra-t-il en cas de crise économique ou financière ? Le gouvernement chinois prend sans doute de très bonnes décisions mais le pays est complexe…
Cet entretien a été publié à l'origine dans La Lettre des Achats le 12 mai 2020 et repris dans Livres Off le 21 janvier 2025.