Échec et mat au paradis
Publié le jeudi 14 novembre 2024
Le récit imaginé d'une rencontre mythique entre deux écrivains
Le Brésil, le sait-on assez, a été une terre d'exil et d'immigration aussi attractive que les Etats-Unis, son puissant voisin d'Amérique du nord. Au début du 20e siècle et plus encore dans l'entre-deux guerres, des populations venues du monde entier et notamment d'Allemagne ou des pays d'Europe centrale ce sont implantées dans cet immense territoire. La proclamation de son indépendance en 1822 par le prince Pedro, fils du roi du Portugal Joào VI puis en 1889, le renoncement par Pedro II à sa couronne impériale suivie de la proclamation de la république sans aucun coup de feu a fait du pays une terre d'élection possible, un nouvel eden. Un siècle plus tard, les généraux putchistes des années 70 redonnent le pouvoir à des parlementaires élus au suffrage universel. L'histoire peut continuer.
C'est cette toile de fond que Sébastien Lapaque, fasciné à son tour par le Brésil, installe, indissociable du récit qu'il va nous faire de la rencontre entre deux écrivains, Georges Bernanos, le français, héros de 14-18, catholique, Action française et Stefan Zweig, écrivain tout aussi célèbre, autrichien et juif, intellectuel habité par l'histoire, biographe inspiré de Marie-Antoinette, Marie Stuart, Balzac, Montaigne, Magellan et tant d’autres, ami de Sigmund Freud. L'arrivée au pouvoir des nazis à Vienne va faire de lui un apatride. Bernanos et Zweig ont vécu le premier conflit mondial sous des uniformes opposés. Le deuxième les réunit.
Tandis que l'auteur nous livre une "géohistoire" du Brésil et tous les éléments de son enquête, archives, entretiens, voyages, il imagine sous la forme d'un dialogue cette rencontre entre les deux écrivains le temps d'un après-midi, à Barbacena, au sud de Belo Horizonte, chez Georges Bernanos. Une rencontre sollicitée par Stefan Zweig qui ne parvient pas à échapper au désespoir de sa situation. Il a fui de Vienne en Angleterre puis aux Etats-Unis. Il hésite entre l'Argentine et le Brésil qu'il préfère finalement. Il s'y est déjà rendu dans le passé pour des conférences. Il y a été célébré. De son côté, Gorges Bernanos s'y est installé avec sa femme et ses six enfants, y a acheté une ferme et des vaches, pour y vivre, tout simplement. L'auteur de Sous le soleil de Satan, Journal d'un curé de campagne, Le dialogue des carmélites, les grands cimetières sous la Lune, tout aussi affligé, envisage cependant, lui, la victoire des forces alliées alors que la guerre gagne toutes les parties du monde. Les Etats-Unis entrent en guerre après leur agression par le Japon. La guerre a traversé l'Atlantique et gagne le Pacifique et l'Asie. Le Brésil entre dans des luttes intestine, hésite, l'idéologie du nazisme gagne le pays. Elle trouve son origine dans sa population venue d'Europe centrale et portée par une théologie luthérienne. Des réunions nazis et des manifestations de leurs partisans sont organisés dans les rues de Petropolis, la ville impériale au-dessus de Rio, où s'est installé Stefen Zweig. Aucun refuge ne serait donc possible ?
Zweig découvre un Brésil loin du livre enthousiaste qu'il lui a consacré, Brésil, une terre d'avenir (1941). Ecrite aux Etats-Unis, Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, son autobiographie plus que pessimiste paraitra deux ans après sa mort. Il s'enfonce dans la dépression. Le 22 février 1942, lui et sa seconde épouse, Lotte, seront retrouvés morts, allongés côté à côte, dans leur petite maison à flanc de colline, à Petropolis. Elle est devenue un musée Stefan Zweig depuis. Alors, c'est vrai, "Quelle rencontre ! Le juif humaniste, sceptique et démocrate, et le catholique errant, gardien de l'honneur égaré au siècle des machines.". Le récit implacable du destin tragique de Stefen Zweig permet de cheminer dans son oeuvre, (re)découvrir celle, toute aussi prolixe, de Georges Bernanos, de partager ce qui a fait leur attrait pour ce Brésil si prometteur, si contrasté, dernier refuge malgré tout du grand auteur disparu de façon si tragique. En refermant le livre, nous imaginons déjà résonner les dialogues de Sébastien Lapaque sur une scène de théâtre. Comme les tourments intérieurs des personnages de Bernanos. Grandioses.
Extrait
« […]Les manifestations de germanophilie ont été régulières à Petrópolis, où le Parti national-socialiste local, allié aux intégralistes, avait organisé des défilés réunissant jusqu'à trois mille personnes dans les rues du centre, près du collège Pedro Il aux murs jaunes où serait improvisée une chapelle ardente pour les époux suicidés. Depuis 1938, ces réunions politiques étaient dissimulées sous des oripeaux culturels, mais la fièvre idéologique était la même et la sympathie pour l'Allemagne nazie ferme, publique et assumée par des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants réunis autour de symboles qui ne trompaient personne.
Ces jours d'orage, il faut imaginer Lotte et Stefan Zweig retranchés derrière leurs volets clos. Heure après heure, des voitures venues de Rio rejoignaient les fêtes germaniques de Petrópolis par l'autoroute Washington Luís, qui passait au pied de leur maison, pour accroître l'impression d'effectifs pléthoriques des sympathisants du Reich.
À dix mille kilomètres de Vienne, après avoir traversé l’Atlantique de Southampton à New York et franchi la ligne équinoxiale pour trouver refuge au Brésil, les deux exilés ont eu le sentiment insoutenable qu'ils étaient encerclés de tous côtés.«