Essai

La diplomatie n'est pas un diner de gala

Publié le vendredi 27 avril 2018

Quelques temps après la reconnaissance diplomatique de la Chine par la France, en 1964, une décision du Général de Gaulle, le jeune Claude Martin, étudiant à Sciences Po, aux Langues O puis à l’ENA rejoint l’ambassade de France à Pékin. Il parle chinois, il est presque choisi à cause de cela, il a vingt ans. Il va se prendre de passion pour le pays. « Un Etat plus ancien que l’histoire… », quelle formule ! Quand le Général de Gaulle, président de la République française, prononce cette phrase, il conforte le tout jeune homme dans son attrait pour l’Asie, et la Chine en particulier. Il effectue son service militaire depuis moins d’une semaine quand il est appelé par le cabinet de ministère des Affaires étrangères. Le fait qu’il parle chinois est un sésame qui lui ouvre les portes de la toute nouvelle ambassade de France à Pékin, un quasi bloc de bêton, dans le tout nouveau quartier diplomatique, à 15 km du centre de la cité, très loin des anciens bâtiments de la légation française désormais occupés par les services du gouvernement chinois.

L’HISTOIRE EN MARCHE

Le récit de la découverte par le jeune impétrant de la vieille cité depuis l’aéroport, d’abord dans une voiture de l’ambassade puis très vite par le moyen de transport le plus communément utilisé, la bicyclette, est un enchantement. Les images, les impressions, les odeurs des cantines, des petites tables dans les hutongs, ces ruelles, ces arrière-cours qui font le charme des villes chinoises, nous entraînent dans un autre monde. Les conversations avec les habitants du cru, l’apprentissage du parler populaire, les confidences au plus près de la vie campent une atmosphère inoubliable. Plus tard, les visites des lieux historiques, la Cité interdite, le palais Impérial, les jardins « privés », la bibliothèque où plane l’ombre des Jésuites venus au XVIIe siècle, la Grande muraille mais aussi les grandes cités des origines, les tombeaux des empereurs des dynasties qui se sont succédées, les longs voyages en train d’un endroit à l’autre – parfois sur des banquettes en bois -, le franchissement des montages, au nord, vers la Mandchourie des origines, la description de petites vallées oubliées avec leur population vont nous livrer une vision pittoresque du pays. Celle de l’époque en tout cas, loin des transformations qu’elle a subies depuis….

Mais nous n’y sommes pas encore. En 1996, c’est la révolution culturelle de sinistre mémoire qui éclate. Mouvement tectonique entre blocs politiques, l’entourage de Mao Zedang, le dirigeant du Grand bond en avenant, l’armée, luttant contre les réformateurs qui pointent déjà dans les allées du pouvoir, vont jeter un voile de violence sur un pays en pleine transformation. Brutalement écarté, Deng Xiaoping finira par revenir et s’imposer définitivement après la mort de Mao, en 1976. Dès 1978, le pays entame une nouvelle marche, une mutation autant économique, technologique, industrielle que sociétale qui, quarante ans plus tard, a consacré le retour de la Chine au rang des premières nations du monde. Entre temps, il y aura des rechutes, en particulier celle qui porte le nom de Tian’anmen où une nuit de mai 1989 l’armée tire sur cette révolte étudiante et fit plus de 3 000 morts, plus peut-être. Nous nous rappelons tous de cet homme barrant la route à un char. Claude Martin nous livre un récit de reporter où reparti de l’ambassade française en pleine nuit, il finit à deux pas de la place où l’on devine des cadavres sous des bâches, happé par des soldats, enfermé dans un hôtel avant de pouvoir rejoindre ses bureaux, protégé sans doute par son profil d’occidental et son statut de diplomate. Une vision encore plus noire que celle du Lotus d’Hergé… La Chine sera de nouveau mise au ban des nations, fera l’objet d’un embargo (notamment sur les ventes d’armes) appliqué diversement par les autres pays. La France choisira aussi de commercer avec Taïwan avec des ventes de frégates puis d’avions… Politique de droits de l’homme dans une main et contrats douteux dans l’autre, notre pays naviguera entre remontrances et rebuffades, gâchant un peu au fil des ans sa relation spéciale avec la Chine. Qui pourtant progressait. Nous sentons toujours la nuance sous la plume de ce diplomate envoyé spécial qui s’employa aussi beaucoup à accueillir dans notre pays les dissidents au régime chinois. Il contribua aussi au plan de paix du Cambodge de Sihanouk qu’il fallait arracher des griffes des Khmers rouges. « La révolution n’est pas un dîner de gala », cette phrase de Mao Zedong a inspiré le titre du livre, ce n’est pas un hasard…

L’EUROPE AUSSI

Tous ces épisodes nous sont relatés dans le détail par Claude Martin dont la carrière s’affirme autant à Pékin qu’à Paris où il rejoint le quai d’Orsay et développe une autre facette de sa carrière : les discussions communautaires dans le cadre d’une Europe politique en pleine construction. Il participe ainsi aux négociations qui verront l’entrée de la Grande-Bretagne dans ce qu’ont appelait encore à l’époque la CEE… Particulièrement savoureux à lire à un moment où nous pataugeons tous dans le feuilleton du Brexit. Plus tard, dans les dernières années de sa longue carrière, Claude Martin siègera dans divers groupes de travaux où l’on négociera pied à pied l’élargissement de l’Europe à 28 pays, l’écriture d’une constitution européenne qui aboutira à plusieurs référendums perdus (dont celui de la France en 2005) et finira, lui, attaché à l’Europe, au sentiment européen, par exprimer son scepticisme sur notre Union Européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. D’une crise économique à l’autre, lire qu’il écrit à propos de la monnaie commune au moment où elle se prépare, interpelle : « J’étais de ceux qui trouvaient bizarre cette constriction monétaire qui ne reposait sur aucune politique économique commune, cet avion n’avait qu’une aile. […]. A quoi allait ressembler « l’euro » ? A Bruxelles, les maquettes des billets circulaient. Elles étaient insipides. Pas un visage, pas un lieu, pas un site que l’on puisse identifier. […]. Des décors neutres que personne ne pouvait s’approprier ! […] Je compris, un peu tard, que l’Europe, pleine d’âme et de saveurs dont j’avais rêvé, n’existerait jamais. Nous avions fait à Six un beau projet, nous l’avions à peu près sauvegardé à Neuf, puis à Quinze. Mais entre les Vingt-huit, qu’avions-nous en commun ? La diversité géographique, climatique, économique, politique et bien sûr, culturelle de l’immense ensemble que nous voulions rassembler aurait dû nous faire réfléchir. Pensions-nous vraiment possible, réaliste, de soumettre cette assemblée de peuples à des normes communes ? Il aurait fallu, avant toute chose, leur donner un sentiment d’appartenance à une même communauté ! Et voilà que l’on donnait aux citoyens de l’Europe une monnaie sans visage ! » Ce que nous dit aussi Claude Martin, c’est que la Chine et ses dirigeants ont toujours souhaité qu’une Europe constituée se présente à eux. Comme un très grand pays qui n’envisageait dialoguer qu’avec un bloc aussi vaste et fort que lui. Les pays européens se sont toujours présentés en ordre dispersé. Nos compétiteurs s’appellent là-bas Allemagne, Grande-Bretagne, Italie… La France, pays de cœur, peut-être dans sa tête, parce qu’en réalité, côté affaires et capacité d’influence, nos voisins nous ont rejoint et dépassé sans états d’âmes.

PORTRAITS DE COURS

Mais l’histoire commune récente de la Chine et de la France ne seraient rien sans celle des hommes et des femmes qui l’on fête ? Après l’évocation de De Gaulle, le voyage dans le temps se poursuit avec les présidents Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac. Jusqu’à Sarkozy. Nous finissons avec les Jeux Olympiques à Pékin en 2008 puis l’Exposition universelle de Shanghai en 2010. Entre temps, nous aurons croisé les premiers ministres successifs, Chirac déjà, en 1975 , lorsqu’il nous en France, avec Deng Xiaoping, une amitié qui ne se démentira jamais, puis Balladur que l’auteur croise dans l’antichambre des conseillers du premier Ministre à Matignon sous Pompidou avant de le retrouver titulaire puis candidat à l’élection présidentielle, ou encore Michel Rocard, lui aussi venu tester en Chine sa popularité pour ne pas dire sa légitimité à être de nouveau candidat à la présidence.

Pour les amateurs d’histoires très anciennes, nous remontons le fil du temps avec les anciens ministres des Affaires étrangères, Michel Jobert (1974), auquel le livre est dédié, Claude Cheysson (1981), Roland Dumas (1988), Alain Juppé (1993), Dominique de Villepin (2002). Encore deux mots sur les conseillers, moins connus, comme Jean-David Lévitte, conseiller à Matignon à ses débuts (Pompidou) et qui après être passé, lui aussi, par l’ambassade de France à Pékin, puis nommé Directeur d’Asie et Océanie (Ministère des Affaire étrangères) ou encore Ambassadeur de France aux Etats-Unis, sera le conseiller spécial de Nicolas Sarkozy face au ministre en titre (Bernard Kouchner). Evidemment, le livre se révèle une succession d’anecdotes, d’analyses sur toutes les vicissitudes de nos relations avec la Chine, ballotées au gré des engagements, des convictions plus ou moins fortes, des volontés affirmées plus ou moins suivies, des maladresses (beaucoup), des incompréhensions (nombreuses), des sommets d’inconscience aussi de nos dirigeants ou de nos représentants élus. Mais au fond, pas mal d’intuition, quand même, que notre avenir ne sera pas sans la Chine. Et que cela s’accomplira sans doute dans une sorte de fascination réciproque. La Chine et ses dirigeants ne sont pas épargnés. Des parcours des uns et des autres – des femmes aussi, comme la veuve de Mao et son rôle avant cela dans la révolution culturelle -, leur ascension, leurs combats, leurs chutes et leurs retours, entre rôles historiques dans l’armée, présidence du PPC et/ou de l’Etat, de l’assemblée, beaucoup sera dit. Conseil de lecture : recourir en parallèle à Google Maps et Wikipédia…

Arrivé au terme du livre, on sait déjà qu’il faudra le rouvrir et noter tous les noms, des personnages politiques, les officiels, (ah, Li Peng et ses colères homériques contre notre ambassadeur qu’il tutoyait tout comme Deng Xiaoping), les dissidents, les artistes, les auteurs, les cinéastes, les titres de leurs œuvres pour refaire le parcours en prenant son temps. Dans ce livre aussi, l’histoire économique des deux pays s’inscrit en creux. La mutation industrielle de la Chine se voit dans son paysage d’aujourd’hui. Claude Martin ne nous en cache rien. Parfois pointe sa nostalgie. Jamais son amertume. L’Europe et son histoire le fascinent tout autant que l’Asie. Il circule entre ces deux mondes et nous pousse à le rejoindre.