Essai

Le Brexit va réussir

Publié le mercredi 04 avril 2018

Marc Roche demeure un européen convaincu. A cause ou en dépit de cela, il a fait du Royaume-Uni un de ses sujets de prédilection comme journaliste. Et mieux encore : son pays d’adoption, au point d’ailleurs de demander et d’obtenir, lui, belge de naissance, la citoyenneté britannique. Il a passé sa vie à Londres, à la City, à observer les milieux d’affaire, les institutions anglaises, la royauté (il a écrit en 2007 une biographie d’Elizabeth II). Comme tout le monde, il était à la fois convaincu que l’Angleterre faisait partie intégrante de l’Union européenne mais tout autant irrité des mille et un tracas que nos amis anglais faisaient subir aux autres européens. La vie suivait son cours… Le 23 juin 2016, au soir du référendum lancé comme un défi, par David Cameron, prime minister à l’époque, le ciel lui est tombé sur la tête : le Brexit l’emporte avec 52% des voix contre 48%. David Cameron démissionne. Theresa May le remplace et pour elle, pas de doute : « Brexit means Brexit ! ». Le Royaume-Uni quittera bien l’Union Européenne le 29 mars 2019. Avec ou sans accord. Plus que le « comment en sommes-nous arrivés là ? », Marc Roche fait surtout l’inventaire de tout ce qui pourrait bien marcher. Contre toute attente. Contre tous les irréductibles tenant de l’Europe, qu’ils soient en Angleterre ou sur le continent.

UN DESTIN PLUS PLANÉTAIRE

Alors tout y passe. Comme autant d’évidences. La famille royale d’abord. La firme. Sa préférence transparait. Mêmes fermement sommés de n’exprimer aucun avis politique, la reine, sa famille, son fils et probable successeur, verraient tous d’un bon œil restaurer l’indépendance du royaume. Sa souveraineté. Sa capacité à restaurer une relation spéciale avec les Etats-Unis (quoiqu’avec Donald Trump, rien n’est moins sûr), le commonwealth bien sûr et puis le reste du monde, surtout s’il est en Ase. La longue histoire commune qui s’est écrite avec l’Inde et ses voisins proches n’a pas disparue ou encore la Chine dont le souvenir d’Hong Kong ne s’est pas davantage effacé. L’Afrique enfin, ou les princes, William et Harry, ne parlant d’ailleurs aucune autre langue européenne, se rendent souvent. Dernière allusion géographique : ne dit-on pas que l’Angleterre du Brexit se rêve comme une sorte de Singapour occidentale arrimée au bord de l’Europe ? A l’Europe des vingt-huit et de ses pesanteurs, politiques ou administratives, l’Angleterre préfère désormais de nouveaux accords bilatéraux, avec le monde entier, dès 2020. Finies les règles communes, les considérations de non-concurrence avec d’autres pays membres, etc. Marc Roche use d’une formule qui fait mouche : « le Royaume-Uni sera libre de se forger un nouveau destin, à la fois plus britannique et plus planétaire. » Et puis il y a ce soft power : les royals, l’histoire du royaume et des familles aristocratiques, entre Retour à Howard Ends et la série Downton Abbey, la musique, les films, tout l’entertainment anglais dont le niveau d'activité dépasserait ceux des secteurs de l’aéronautique, de l’énergie et des sciences de la vie réunis ! Quelque chose qui aurait à voir avec la primauté de la langue anglaise dans le monde. Plus loin dans l’ouvrage, l’auteur évoquera aussi le rôle de la défense nationale anglaise. Qui redeviendra elle aussi plus souveraine pour continuer de déployer librement son influence dans le monde. Plus atlantiste aussi. Entre Otan et Europe. Londres saura plus que jamais négocier avec ses alliés du continent.

LES TROUS NOIRS DE LA FINANCE

Enfin, il y a ce monde de la finance. Ses paradis fiscaux et leurs trous noirs en marge de l’Europe (l’expression est de l’auteur qui les a toujours dénoncés et mis pour cela de côté son anglophilie…). Beaucoup imaginent le Royaume-Uni devenir une plateforme offshore, tournant le dos « aux restrictions européennes », pratiquant le dumping fiscal « fondé sur la faible taxation des sociétés et des exemptions de dividendes ». Avec cette funeste prédiction de voir la city devenir « le nouveau sanctuaire mondial […] du shadow banking, la sphère impénétrable et mal ou non régulée de la finance mondiale ». Marc Roche n’y va pas avec le dos de la cuillère (d’argent) ! A l’appui de son raisonnement, il rappelle aussi que les établissements financiers sont loin d’avoir détricoté leurs organisations et d’avoir délocalisé sur le continent leurs meilleurs spécialistes. Les mauvaises langues disent même que de nouveaux talents font route vers l’ile attirés par de nouvelles perspectives. On ne prête qu’aux riches. Bien sûr, l’auteur rappelle aussi la très stricte et très ferme opposition des européens à toute forme de dérogation aux règles internationales et en particulier toutes celles touchant à la transparence. Dont acte. Mais la conclusion (provisoire) de ce chapitre est sans appel : comme d’habitude, l’Angleterre saura, selon les circonstances, tenir un double langage… Dans une économie britannique constituée à 80% par les services, la contribution de la city (350 000 emplois directs, un million d’emplois indirects) à la croissance du pays ne pourra que s’accroître. Dixit toujours l’auteur.

Venons-en maintenant au point le plus touchy de ce Brexit et de ses raisons profondes : à sa façon, l’Angleterre a en commun avec la Chine, « l’acceptation…  des inégalités » (lire ici De Shanghai à Paris, mon regard sur la nouvelle Chine par Xu Bo). Loin du mythe de l’égalité à la française, le pays « a toujours privilégié les inégalités, qu’elles soient économiques, sociales ou régionales ». En clair, riches et pauvres voisinent sur fond d’inégalités immobilières, de salaires, d’assistance, de santé… Dans le Londres de la finance et des services, les populations sont plus aisées que dans le nord post-industriel. Le Royaume-Uni devrait disposer de trois atouts résumés ainsi : un marché du travail déréglementé, un « inépuisable » (sic) réservoir de main d’œuvre bon marché et des dépenses sociales contractées au maximum de la part d’un état-providence « squelettique ». Et puis, last but not least, la fin de la libre circulation des ressortissants européens (même si on peut parier pour de nouveaux assouplissements post-Brexit) redonnera du grain à moudre aux populations historiques immigrées de longue date (en provenance notamment du sous-continent indien) qui auraient mal vécu l’arrivée des travailleurs des pays de l’Est… Pour faire simple. Dernière qualité que l'auteur met au crédit du Brexit : il a tué le populisme ! Il a permis l'expression d'un vote qui a paradoxalement fait reculer les plus extrémistes de la vie politique britannique. Le parti UKIP (United Kingdom Independent Party) a été quasiment rayé de la carte. Les votes en faveur du "Oui" se sont répartis sur les deux formations historiques, les Tories et le Labor.

GOOD MORNING CHINA

Le livre s’achève sur la Chine toujours. Décidément. Ou l’Angleterre vue aussi comme un des terminaux des futures nouvelles routes de la soie. Avec de solides réminiscences de la présence anglaise en Chine, Hong Kong, et sa passerelle toujours active entre les deux rives pourtant très éloignées : la HSBC ! La finance rapproche toujours ces deux mondes tandis qu’un autre ciment a fait son apparition : le nucléaire. Les excédents financiers chinois viendront s’investir à Londres tandis que le pays fera un large accueil au savoir-faire de l’industrie nucléaire chinoise (construction de deux réacteurs par EDF et son partenaire chinois, CGN, à Hinkley Point dans le Somerset, ouest de l’Angleterre). Ici se situe sans doute un manque sinon un point faible de cet ouvrage : il ne fait pas parler les industriels, les entrepreneurs présents sur le sol anglais qui redoutent tous une montée des taxes rendant de facto leurs produits trop chers en les contraignant peut-être à limiter voire fermer leurs capacités. Sans parler de tous ces collaborateurs installés dans le pays et qui devront rentrer sur le continent. Comme une migration à rebours. Et notamment parmi eux ses 300 000 français dont ont dit qu’ils se préparent déjà à revenir vers la mère patrie…

Marc Roche a une vision très juste de cette Angleterre à la fois attirante, dure, unique, universelle, rayonnante, retirée sur son Aventin mais au milieu du monde. La démonstration entraîne. Mais s’il semble donner corps aux perspectives peut-être brillantes d’un pays plus que jamais ouvert sur le monde, dopé à l’ingénierie financière et au commerce international, sûr de sa diplomatie, et même sans dissimuler que cela se fera aussi au risque d’une société plus inégalitaire encore, l’auteur ne donne sans doute pas assez de place aux arguments des remainers. Pourtant le feuilleton interminable des discussions préalables à la sortie et le sentiment d’errance que donnent les dirigeants politiques britanniques rendent plus pessimistes chaque jour les observateurs. Et si le Brexit échouait ? Et avec lui, l’Angleterre et l’Europe ?