Mahomet et Charlemagne
Publié le jeudi 28 novembre 2024
Le passage de l'Antiquité au Moyen Age revu et corrigé
Les tribus germaniques qui ont déferlé sur un empire romain incapable de contrôler ses frontières lointaines et se sont taillées de vastes territoires et jusqu'à traverser la Méditerranée ne sont pas à l'origine de sa disparition. En réalité, les barbares, fascinés par l'aboutissement de ce vaste monde qui englobait l'Europe et tout le bassin méditerranéen jusqu'en Asie mineure, se sont coulés dans ses institutions et leur administration. Les échanges commerciaux sont restés de même florissants entre les deux rives de cette grande mer intérieure. Mais l'empire romain finissant s'est aussi épuisé dans de longues entreprises de reconquête (Justinien) de même que dans un conflit avec les Perses. Les Romains finissent par l'emporter (victoire d'Héraclius sur Chosroès). Sans doute ne voient-ils pas venir les attaques venues du fond de la péninsule arabique ? Nous sommes dans les années 640. Le prophète Mahomet meurt en 632, mais les Arabes, "exaltés par une foi nouvelle" écrit Henri Pirenne "qui les rend même inassimilable" ajoute-t-il, conquièrent très vite la Syrie, le Jourdain, entrent à Jérusalem, envahissent l'Egypte puis s'emparent de la Mésopotamie et de la Perse. Si ces nouveaux envahisseurs, comme les Germains, vont assimiler très rapidement la science des Grecs, l'art des Grecs et des Perses, ils ne se laissent pas absorber par les populations qu'ils entendent, sinon convertir, en tout cas soumettre. Il y a comme un changement de paradigme que l'auteur résume ainsi : "Le Germain se romanise dès qu'il entre dans la Romania. Le romain, au contraire, s'arablse dès qu'il est conquis par l'Islam". C'est un nouveau monde qui apparait. Une fracture s'installe inexorablement des deux côtés de la Méditerranée.
Dans la première partie de son ouvrage, l'auteur détaille avec minutie la progression des tribus germaines au coeur de l'Empire romain jusqu'à la constitution de divers royaumes "autonomes" dans de nombreuses régions, leur conversion à la foi chrétienne, les rapports - entre coopération et affrontements - qu'ils entretiennent avec les "autorités" (pouvoirs politiques, militaires ou religieux). Plus que cela, il analyse à travers les rares supports retrouvés (monnaies, papyrus, parchemins, etc.) les échanges commerciaux intenses qui subsistent entre l'orient et l'occident, le commerce des épices notamment. Nous avions en mémoire un empire romain mis à sac par des barbares incultes, nous découvrons des chefs avisés qui se coulent dans les us et coutumes des territoires et des populations qu'ils absorbent.
A contrario, à mesure que le conflit oppose les armées de Constantinople aux conquérants arabes, l'activité des ports de ce côté-ci de la Méditerranée s'éteint peu à peu. Les entrepôts maritimes se vident de leurs marchandises. S'en est fini des échanges commerciaux si fructueux. Si Constantinople parvient malgré tout à défendre ses territoires, la supériorité navale des combattants arabes s'impose peu à peu : rivages sud de la Méditerranées, Italie du sud, Sicile, l'Espagne plus tard et même les terres de l'autre côté des Pyrénées, Narbonne, la Provence voire jusqu'en Bourgogne. On connait l'histoire : Charles Martel arrête leurs armées aux environ de Poitiers en 732, Le combat s'éternisera, de Narbonne à la Provence toujours, jusqu'en 759 avec son fils Pépin le bref à la manoeuvre, roi des Francs depuis 754 après avoir déposé Childéric III, dernier Mérovingien. Plus tard, en Espagne, ce sera Charlemagne, fils et successeur de Pépin, qui reprendra le flambeau, l'épée plutôt... L'ère des Carolingien a débuté. Charlemagne s'imposera aux Lombards, deviendra leur roi puis le protecteur du Pape à Rome qui s'est lui-même affranchi de la tutelle de Constantinople, et ceindra la couronne impériale de ce côté-ci de la chrétienté. Le pouvoir temporel réside désormais à Aix-la Chapelle (l'Austrasie) et le développement de l'empire chrétien se fait désormais au Nord de l'Europe. La séparation avec la Méditerranée et l'Orient est consommée. Seule Venise est encore reliée à Constantinople. Un idée subsiste de cet ouvrage que l'époque des Carolingiens a peut-être été moins flamboyantes que celle des Mérovingiens.
Au début du 20e siècle, l'école historique dite "germaniste" dominait les travaux des scientifiques européens. C'est sous son influence que le jeune Henri Pirenne entame sa carrière mais les ravages de la grande guerre de 14-18 sous la férule allemande ont accéléré son émancipation. Ou comment l'histoire contemporaine a eu une influence sur la perspective historique. Le livre est fascinant de ce point de vue-là aussi. Henri Pirenne a été contesté. Moins sur la thèse qu'il a émise - la séparation formelle entre l'occident et l'orient - que sur sa chronologie ou son explication. D'autres travaux, d'autres disciplines sont venues depuis nuancer ses positions, notamment sur le rôle de l'Islam. La préface de cette nouvelle édition par Bruno Dumézil, historien spécialiste du haut moyen-âge, témoigne de la complexité du sujet traité...
Extrait
« La conquête de l'Espagne en 711 et, tout de sulte après, l'insécurité où vit la côte de Provence, achèvent de rendre absolument impossible toute navigation commerciale dans la Méditerranée occidentale. Et les derniers ports chrétiens n'auraient pu entretenir entre eux quelque mouvement maritime, puisqu'ils n'avaient pas de flotte ou si peu que rien.
Ainsi, on peut affirmer que la navigation avec l'Orient cesse dès les environs de 650 avec les régions situées à l’est de la Sicile et que, dans la seconde moitié du VIIe siècle, elle s'éteint sur toutes les côtes de l'Occident.
Au début du VIIIe siècle, sa disparition est complète. Plus de trafic méditerranéen, sauf sur les côtes byzan-tines; comme le dit Ibn Khaldoun (avec la réserve qu'l faut faire pour Byzance) : « Les chrétiens ne peuvent plus faire flotter une planche sur la mer. » Elle est dorénavant livrée aux pirates sarrasins. Au IXe siècle, ils s'emparent des iles, détruisent les ports, font des razzias partout. Le vide se fait dans le grand port de Marseille qui avait été jadis la principale étape de l'Occident avec le Levant.
L'ancienne unité économique de la Méditerranée est brisée, et elle le restera jusqu'à l'époque des Croisades. Elle avait résisté aux invasions germaniques ; elle cède devant la poussée irrésistible de l'islam.
Comment l'Occident aurait-il pu résister ? Il n'y avait pas de flotte chez les Francs. Celle des Wisigoths est anéantie et l'ennemi est, au contraire, bien préparé. Le port de Tunis et son arsenal sont imprenables. Sur toutes les côtes s'élèvent des Ribat, postes mi-religieux, mi-militaires, qui correspondent entre eux et entretiennent un perpétuel état de guerre. Contre cette puissance maritime, les chrétiens ne purent rien; le fait qu'ils ne firent qu'un seul petit raid contre la côte d'Africa en est la preuve la plus éclatante. »