Littérature française

Reportages dans Détective 1928-1931

Publié le vendredi 24 janvier 2025

Un écrivain pour dessiner un Montmartre de série noire

Le journaliste et l'écrivain ne font qu'un chez Kessel. Le souffle épique et rugueux de ce lion du journalisme se retrouve dans ses récits du bout du monde (La lunette japonaise, le jugement du Sinn-Fein, l'ataman Semenoff, le vaisseau mystère, Pillards de Judée, le China-Town de San Francisco). Le soin qu'il met à dessiner de sa plume les paysages exotiques qu'il traverse - ou le caractère des gens qu’il croise - se lit désormais dans tous ses reportages qui ont cette fois Montmartre, Pigalle, la place Blanche et la place Clichy en toile de fond.

Ce n'est pas le petite peuple besogneux de la butte que l'écrivain raconte. Mais plutôt le Montmartre des bas fonds. Des bas fonds de série noire. Nous sommes avant-guerre mais percent déjà les films policiers en noir et blanc qui feront la gloire des années 50. C'est du Jean-Patrick Manchette ou du Tardi avant l'heure. Les personnages que l'écrivain-journaliste fréquente et qui nourrissent ses articles sont des personnalités hautes en couleur, patrons de cabarets, de bars, ex-truands reconvertis dans les nuits montmartroises voire trafiquants toujours en activité, danseurs et danseuses, demi-mondains, demi-mondaines, aux origines diverses pour ne pas dire lointaines, Africains, Chinois, Corses, Cosaques, Russes, Slaves des Balkans, de passage ou résidents permanents, toujours prêts aux règlements de comptes, aux coups de feu. Il y a du pittoresque mais pas seulement. Le désespoir perce aussi avec ses ingrédients habituels, alcool, drogue, jeux de carte, prostitution, trafic, disputes violentes, destins sordides.

Joseph Kessel montre comment le journaliste revient chaque soir dans le quartier, suscite la confiance de ses contacts et juste après leurs confidences qui lui permettent de croquer au plus près les protagonistes de son feuilleton hebdomadaire. Et puis, comme il nous le dit, tout est vrai. Cette vraie vie n'est pas un roman sorti de l'imaginaire de l'écrivain. Et c'est ce qui a fait le succès de cette revue Détective qui plus tard s'est aussi consacrée à raconter par le menu les grandes affaires criminelles du moment. On dit que beaucoup de grands du journalisme y font débuté comme pigistes. Vrai, faux ? Le mythe a besoin de légendes mais ceci est une autre histoire...

Avant un court extrait de cette série "Nuits de Montmartre", voilà comment l'éditeur la vantait à ses lecteurs : "Ils seront conduits à travers cette jungle, souvent évoquée mais réellement peu connue, où se heurtent les passions et les vices des hors-la-loi, des condottieri de la drogue et de la traite, de tout un monde équivoque, crapuleux et passionné.". C'est écrit. Du grand art et une sacré promesse.

Détective avait un tirage garanti de 100 000 exemplaires. La guerre interrompra sa publication. Le titre sera revendu par les éditions Gallimard à la libération.


Extrait

« Il est un lieu auquel rêvent en même temps, lorsqu'ils sont harassés de travail, de plaisir ou de richesses, le businessman de New York dans son bureau, le propriétaire argentin dans son hacienda, l'industriel allemand dans son usine, le commissaire du peuple dans sa forteresse, le comprador chinois sur sa natte d'opium.

Ce lieu, que l'éloignement, le souvenir, une renommée singulière et magnétique, ornent de tous les charmes, de toutes les lumières, s'appelle Montmartre.

Pourquoi quelques centaines de mètres carrés, hantes autrefois par les peintres et la bohème, sont-ils devenus depuis le début du siècle le symbole de la fête nocturne?

Pourquoi les feux de la place Blanche, de la place Pigalle et des rues qui en dévalent et les joignent, s'allument-ils chaque nuit comme des fanaux d'appel pour l'univers entier ?

Il est impossible de pénétrer le secret de ces lentes cristallisations, mais lorsque l'ombre vient, que le cœur est vide, que la solitude est trop lourde, on monte machinalement vers ce chaos de lumières, de bruits, où bourdonnent ensemble les banjos noirs, les plaintes des tangos et les guitares russes.

L'intoxication des établissements de nuit agit vite. On y va d'abord par plaisir, puis par besoin, enfin par habitude. Le temps n'y a plus de mesure, l'argent plus de valeur. Les heures se dissolvent d'elles-mêmes dans un engourdissement fait de vin, de musique, d'insomnie. On coudoie des gens de toutes les races, de tous les milieux. Des femmes rient, d'autres pleurent. Les unes cherchent un amant d'une heure pour manger, d'autres sont accablées de bijoux aveuglants. Mais il n'y a plus ni rang, ni fortune dans cette cohue avide de danse, d'ivresse et de luxure, où glissent d'un pas équivoque et mesuré les danseurs professionnels. »