Le piège américain
Publié le jeudi 21 mars 2019
L’actualité fait bien les choses. En ce début d’année 2019, la sortie du livre co-écrit par Frédéric Pierucci, l’ancien patron d’une des filiales d’Alstom, et Matthieu Aron, journaliste à l’Obs, qui raconte comment les français se sont fait littéralement arrachés les activités énergie d’Alstom par l’américain GE, coïncide avec deux autres annonces : la condamnation à 50 millions d’euros d’amende de GE pour non réalisation d’objectifs annoncés (25 emplois créés au lieu de 1 000 promis lors de la reprise des activités énergies d’Alstom) et le non à la fusion de la branche transport du français (le reste du groupe) avec l’allemand Siemens prononcé par la commission européenne. En son temps, peu de gens se sont émus de la scission du groupe et de son transfert sous la bannière américaine. Aujourd’hui, le landerneau s’agite parce que le projet de constituer un champion européen de poids (un Airbus du train à grande vitesse) vient de s’arrêter brutalement. De dérailler, diront les mauvais esprits. Mais avant de se demander comment nous en sommes arrivés là et de comparer le « réussite » américaine à l’échec européen, rembobinons le fil des événements.
CHAUSSE-TRAPPE
L’affaire démarre quand, en 2003, la division chaudière d’Alstom emporte un marché (118 millions de dollars) pour l’équipement de la centrale de Tarahan, sur l’ile de Sumatra (Indonésie) auprès de PNL (l’EDF indonésien). Face à Alstom, c’est un duopole de sociétés américaines qui va perdre l’appel d’offres. Mais à l’époque, en Indonésie, signer une vente a un prix : celui des « commissions » qui accompagnent (souvent) a décision et passe par des « intermédiaires » (des sociétés aux activités diverses, des sous-traitants locaux). Des pratiques courantes à l’époque. Plus ou moins dissimulées. Depuis, les règles de transparence ont évolué. Et notre législation ne tolère plus ces usages (en 2000, la France a signé la convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption). Toujours est-il que le groupe Alstom est entré dans le viseur des autorités américaines, et en particulier du DOJ (Department of Justice) qui a pour bras armé le FBI et s’appuie sur le FCPA (Foreign Corrupt Practices Act), une loi fédérale américaine de 1977 pour luter contre la corruption d’argent public à l’étranger. Une loi qui permet d’interpeller quiconque dès lors qu’il y a soupçon d’un délit de corruption d’agents publics étrangers susceptible d’être relié, d’une manière ou d’une autre, au territoire américain. Le terrible principe d’extraterritorialité qui a frappé – et qui continue de frapper – nombre de sociétés et de leurs dirigeants dans le monde.
Le drame est en place. Il va se jouer en plusieurs actes. Rien ne sera épargné au directeur des vertes et du marketing mondial des chaudières Alstom, basé à Windsor (Connecticut). Commercial. En ce jour d’avril 2013, le retour à la maison s’achève à… la prison de Wyatt, à quelques heures de route de New-York. Rien à voie avec le folklore de la série Prison Break ! Régime carcéral très dur, violences psychologiques, risques physiques, humiliations, interrogatoires sévères, à charge, avec des avocats décrits comme étant moins rompus à la défense acharnée de leur client qu’à l’art de la négociation avec les juges et les procureurs. Ces derniers instruisent à charge, forcément à charge, pratiquent avec une aisance consommée le… billard judiciaire à trois bandes : un, il faut avouer, deux, plaider coupable, trois, calculer des remises de peines possibles (où l’on passe du quinze à dix voire cinq possibles). Le vertige vous prend lorsque s’énonce ensuite le montant des cautions exigées : 100 000, 400 000 dollars, un million… Ne parlons même pas des honoraires des avocats. Alstom les prend en charge au début puis, plus rien.
L’ÉTAU AMÉRICAIN
Pour toutes celles et ceux qui revendiquent des postes au codir, voire au comex, il leur faut évaluer aussi les risques potentiels auxquels ils s’exposent. Pensons ici aux achats par exemple. La description du montage au sein du groupe Alstom, d’une société, Alstom Prom, basée en Suisse « dont la mission était de rédiger, de négocier et de signer la quasi-totalité des contrats passés avec les consultants (ceux qui ouvrent les portes aux futurs contrats…) interpelle… Mais revenons à notre prisonnier. Son sort s’aggrave. Il subit le lâchage en règle de ses collègues, de ses homologues (direction juridique), de ses dirigeants… Lâcher plutôt que de risquer de passer pour complice. Il faut couper les branches. Jusqu’au licenciement… pour « cause réelle et sérieuse liée à [une] absence prolongée désorganisant l’entreprise » (sic). Abandon de poste, en gros... Ce n’est pas de chance. En dehors de sa famille et de ses rares amis, l’homme est désormais seul face à ses accusateurs coincé dans l’enfer des prisons américaines…
L’enjeu le dépasse. C’est cela qu’il comprend et qui lui permet sans doute de ne pas sombrer. Au débit des années 2000, Alstom va mal. Très endetté, déficitaire, confronté à des marchés très concurrentiels, il sera sauvé en 2004 en partie grâce à une nationalisation partielle (20% de son capital), c’est le travail de son nouveau Pdg, Patrick Kron soutenu par le ministre de l’Economie de l’époque et futur candidat à l’élection présidentielle qu’il remportera en 2007, Nicolas Sarkozy. Mais l’histoire repasse. En 2013, Alstom connait de nouvelles difficultés, annonce des licenciements et envisage des cessions d’actions. Les pays européens ne sont pas sortis de la crise et les pays émergents sont loin de pouvoir prendre le relais. Il y avait des candidats possibles pour ces prises de participations (investisseurs russes, chinois) mais surprise, début 2014, il s’agit ni plus ni moins pour Alstom que de vendre 70% de ses activités, toute sa branche énergie, à… l’américain General Electric, un de ses principaux concurrents !
L’HYPOTHÈSE
C’est là que Frédéric Pierucci déroule ses hypothèses ou plutôt ses convictions : et si Alstom, et son dirigeant, Patrick Kron, n’avait vendu l’entreprise, prise dans les rets de la justice américaine, acculé, dos au mur, risquant lui aussi de se faire arrêter, que pour se sauver ? Et de démontrer aussi comment les procureurs américains guidés par le FCPA scannent toutes les activités des grosses entreprises de par le monde à la recherche d’éléments de corruption possible pour défendre les intérêts supérieurs de leur pays. D’autres sociétés françaises auront à subir leurs foudres (BNP-Paribas, Société Générale, Crédit Agricole). Une guerre économique qui ne prend même pas la peine de se dissimuler.
La bataille va faire rage dans l’hexagone entre d’une part les tenants de la solution GE et d’autre part les défenseurs d’une solution européenne Siemens (allié au japonais Mitsubishi). Autour du Président du moment, François Hollande, deux futurs candidats à l’élection présidentielle s’affronteront. Nous pourrons les relire dans le cadre de nos sélections Livres achats Off passés (2016) : l’un, Emmanuel Macron, nouveau titulaire du poste de Président de le République française, penchait en faveur de GE, l’autre, Arnaud Montebourg, militait ardemment pour Siemens. Ces deux-là ont perdu la partie de l’époque. Comme celle qui s’est jouée cette année en prolongation quand la Commission européenne a dit niet au rapprochement Siemens-Alstom Transport, le solde de cette aventure.
Difficile maintenant de ne pas lire l’affaire Carlos Ghosn (Renault-Nissan) à l’aune de celle-ci. La justice japonaise est très largement inspirée par les principes de la justice américaine. Il faut avouer des fautes si l'on veut espérer s’en sortir au mieux…. Nous avons tous lu le récit des premières semaines de détention de l’ex-dirigeant du groupe automobile dans sa prison haute sécurité à Tokyo. D’ailleurs, chez Alstom, comme chez Nissan, il y avait une taupe. C’est par là que tout commence. Nul doute qu’il y aura une suite. C’est la loi des séries…
Le 25 septembre 2018, Frédéric Pierucci est définitivement sorti de ses vingt-cinq mois de prison. Il a fondé depuis Ikarian, un cabinet d’une dizaine de consultants experts en « compliance » opérationnelle et stratégique. Les risques liés à la corruption sous toutes ses formes sont d’autant plus importants qu’ils peuvent se traduire par des pertes d’activité, des pertes d’indépendance. Ils passent par les entreprises et touchent des états. Le monde de demain sera fait d’affrontements économiques terribles d’un continent à l’autre. Ce serait dommage de s’y présenter en naïfs…