Littérature française

Retrouver Estelle Moufflarge

Publié le mardi 30 juillet 2024

Les archives ont parlé et fait revivre Estelle

Cela commence par une obsession. Quand l'auteur, professeur de science politique à Paris, découvre l'existence d'une jeune fille, juive, née de parents immigrés de Pologne, 70 ans après qu'elle soit morte, déportée à Auschwitz. Il veut tout découvrir de cette existence, de celle de son oncle et de sa tante chez qui elle vivait après le décès de ses parents. Elle habitait non loin de chez lui, à quelques immeubles dans le 18e arrondissement, au 89 rue Caulaincourt. Elle était née tout près à Saint-Ouen comme ses deux frères, Henri et Bernard. Henri, l'ainé, est le seul de la fratrie à avoir survécu. C'est en partie grâce aux archives de ses enfants et petits-enfants que l'histoire d'Estelle a pu être reconstituée, comme à celles du mémorial de la Shoah mais pas uniquement...

Les parents d'Estelle arrivent dans les années 20. Ils trouvent à se loger impasse Letort, dans le 18e déjà avant de déménager en proche banlieue à St-Ouen. L'auteur a exploré bien d'autres archives. il a pu retracer tout le parcours d'une famille dont la patronyme Mufflarz devient Moufflarge voire Boufliage confronté aux différentes administrations qui vont accueillir les nouveaux arrivants. Nous suivions le parcours de la naturalisation, de l'obtention des premiers papiers français, des débuts des parents comme marchands ambulants, le sort de beaucoup d'autres immigrés juifs étrangers et pauvres. Puis la naissance des enfants, les nombreuses difficultés, la crise economique des années 30 jusqu'à un incendie qui précipite la famille dans le malheur, la maladie. Le père décède puis la mère. L'oncle qui tient avec son épouse une petite boucherie recueille la petite Estelle.

L'auteur fait parler bien d'autres archives. Ville de Paris, Préfecture, APHP, rectorat, registres du commerce, les documents remontent, sont confrontés, recoupés, remis dans le contexte sociologique de l'époque, qu'il s'agiise des procédures administratives, de l'activité des commerces, de la pratique de l'enseignement. La petite Estelle est inscrite à l'école élémentaire Michelet à St-Ouen (rue de la Chapelle, aujourd'hui rue du Dr Bauer) puis entre en 6e au lycée Jules Ferry, près de la place Clichy à Paris. C'est sans doute une élève brillante. Nous la voyons avec ses condisciples, ses directrices d'établissement. Puis surviennent les années de guerre. Les lois qui listent les juifs, les traquent, les obligent à céder leurs commerces, les dénoncent, les obligent à fuir. Jusqu'aux arrestations. L'enfermement à Drancy puis la déportation. Bastien François ressemble tous ces éléments épars, les recoud ensemble et livre une histoire singulière mais qui éclaire toute une époque. Nous savons maintenant où a vécu Estelle Moufflarge et pourquoi elle en est morte.. On ne peut plus dire à son propos que l'on se savait pas.


Extrait

« Lorsqu'il me fallait présenter Estelle à quelqu'un, j'ai longtemps dit : « Une adolescente juive déportée à Auschwitz en 1943. » Et puis j'ai arrêté d'utiliser l'adjectif « juive ». Je n'en avais bien sûr pas besoin. Dire « déportée à Auschwitz » suffisait. Tout le monde savait immédiatement pourquoi elle avait été déportée. Mais ce n'est pas pour cela que j'ai arrêté d'utiliser ce qualificatif. J'ai arrêté de le faire quand je me suis rendu compte qu'il m'était imposé de façon extérieure à Estelle. Il m'était imposé par l'entreprise d'assassinat de masse qui allait aboutir à sa mort (et, incidemment, par la manière dont je l'ai rencontrée). Estelle a été déportée et tuée parce qu'elle a été désignée comme juive, quoi qu'elle ait pu en penser, à supposer même qu'elle ait eu une opinion sur ce sujet, à supposer qu'elle se soit intéressée à cette question, qu'elle ait fait sens pour elle. […]

Reste que cela ne dit rien de l'Estelle d'avant, d'avant Vichy, d'avant les recensements, d'avant l'étoile jaune, d'avant les rafles, d'avant les trains qui partent de Bobigny vers Auschwitz. Cela ne dit rien d'Estelle vivante dont j'ai si peu de traces et qui est pourtant celle qui m'intéresse d'abord, celle qui marche dans la rue, discute avec des amies, coud une robe, joue de la mandoline, écoute de la musique, fait ses devoirs pour l'école. Cette Estelle-là, je ne sais rien de sa judaïté. J'aimerais pourtant le savoir.

Non pas pour savoir si elle était « vraiment » juive - ce qui n'a pas grand sens à moins de supposer l'existence d'une « identité juive » substantielle qui, de surcroît, aurait une signification uniforme sur les différentes scènes de la vie sociale et à tous les moments de la vie - mais pour mieux la connaître, pour comprendre ce qu'être juive signifiait pour elle, si même elle y prêtait attention. »