Des mots et des actes-Les belles lettres sous l'Occupation
Publié le vendredi 17 janvier 2025
Le talent littéraire ne peut pas tout
Il y quelques années, Minuit de Dan Franck revenait sur le parcours peu glorieux de nombre d'auteurs pendant cette période de l'Occupation. Jérôme Garcin revient à sa maière sur cette même période. Il débute sa carrière de journaliste aux Nouvelles Littéraires en 1977 et peu de temps après il a l'opportunité d'un entretien avec Lucette Destouches, autrement dit la veuve Céline, en vacances sur l'Ile de Noirmoutier. Qui aurait refusé ? Il publie ià nouveau in extenso ce qui est devenu un entretien avec François Gibault, l'avocat qui s'était fait biographe de Céline et protecteur de Lucette Destouches. Rétrospectivement, Jérôme Garcin trouve que ses questions, à l'époque, "éludent avec courtoisie less sujets qui fâchent". Il est sévère avec lui-même. Le sujet de la personnalité paradoxale pour ne pas dire pire de Céline est bien abordé. Céline dont certains écrits infâmes n'ont pu faire oublier Voyage au bout de la nuit ou La mort à crédit. C'est bien encore le problème qu'il pose aujourd'hui toujours. Le talent littéraire ne peut tout excuser mais permet malgré tout une mémoire sélective. Son nom est sorti depuis du purgatoire. Des inédits ont été réédités récemment.
Notre monde est oublieux. Le livre de Jérôme Garcin est une suite d’évocations de noms aussi célèbres les uns que les autres. Célébrités littéraires, intellectuelles indéniables mais peu glorieuses pour beaucoup. Nous le savons tous mais il est bon de se rappeler et ne pas oublier. Ce livre a aussi le mérite de revenir sur des auteurs un peu oubliés de l'Histoire, la grande comme celle des Lettres. Citons pêle-mêle les Jean Hélion, Jacques Luiseyran, Jean Prévost, Jean Guéhenno, Jean Paulhan, Jacques Decour, Jules Roy, les engagés et bien engagés qu'il faut lire ou relire. Quelques titres au hasard : Philisterburg de Jacques Delcour, Le sel sur la plaie et La chasse du matin de Jean Prévost ou encore Le grand naufrage : chronique du procès Pétain de Jules Roy. Et pour rester dans le travail historique sur ce moment de l'histoire, La guerre des écrivains 1940-1953 de Gisèle Sapiro.
Extrait
« On a beau se garder de vouloir porter des jugements après-coup, se répéter que le dossier est connu et documenté depuis longtemps, on ne peut s'empêcher pourtant d'éprouver un persistant malaise à l'évocation monocorde de cette aveugle tranquillité et de ce pis-aller pailleté dont se sont satisfaits, pendant l'Occupation, les honorables représentants de la culture française.
Alors qu'on exterminait des millions d'innocents dans les camps de la mort, qu'on fusillait chaque jour des résistants au Mont-Valérien, Jean-Paul Sartre publiait L'Être et le Néant à la NRF, faisait jouer Les Mouches puis Huis clos dans les théâtres parisiens ; Serge Lifar, le directeur antisémite de l'Opéra de Paris qui se prévalait haut et fort d'être « de sang aryen pur », dansait à Vichy devant le maréchal Pétain ; soixante-cinq maisons de haute couture, excepté celle de Coco Chanel, présentaient leurs nouvelles collections en août 1942 ; on se pressait sur les pelouses de Longchamp pour le Grand Prix de Paris; Paul Morand, membre du cabinet de Pierre Laval, invitait le capitaine Ernst Jünger chez Maxim's ; Maurice Sachs entretenait au Fouquet's ses confortables cent cinq kilos ; Mistinguett régnait sans partage sur un Casino de Paris « interdit aux chiens et aux juifs » ; produits par la Continental, financée par des capitaux allemands, deux cent vingt films furent tournés en France entre 1940 et 1944, dont plusieurs de Claude Autant-Lara (élu député européen en 1989 sur la liste du Front national, il démissionnera après avoir tenu des propos antisémites sur Simone Veil et stigmatisé la « juiverie cinématographique internationale ») et les premiers d'André Cayatte, d'Henri-Georges Clouzot, de Robert Bresson ; Bernard Grasset publiait Je suis un homme du Maréchal, de Jacques Doriot, et les Principes d'action, d'Adolf Hitler ; et l'on ne compte pas, de Danielle Darrieux à Tino Rossi, de Maurice de Vlaminck à Marcel Jouhandeau, celles et ceux qui, à l'invitation du ministreJoseph Goebbels, firent de luxueux séjours dans l'Allemagne nazie. »